Juan Moreira : Jim Bowie de la Pampa.


Pratiquement inconnu dans nos contrées, Juan Moreira est pourtant un personnage incontournable de l’histoire populaire argentine.
Comme dans le cas de Jim Bowie, nous sommes ici en face d’un homme dont la vie et les actes réels se confondent avec la légende.

Mais les similarités ne s’arrêtent pas là…
Tous deux étaient connus pour être des combattants redoutables et leur habilité respective dans l’usage des armes blanches a largement contribué à leur légende, autant de leur vivant qu’après leur mort…
Ironie du sort, tous les deux sont d’ailleurs mort de la même façon : Bowie à eu le cœur transpercé par les baïonnettes des soldats mexicains pendant le siège de Fort Alamo et Moreira reçu un coup de baïonette dans le dos, qui lui transperça le poumon gauche, pendant qu’il essayait de s’enfuir après une altercation avec la police argentine.
Les jours heureux.

Avant de tomber, contre sa volonté, dans l’illégalité, Moreira avait une vie tout ce qu’il y a de plus « normale » pour l’Argentine de cette époque (19° siècle).

Né dans la région de La Matanza, dans les environs de Buenos Aires, Moreira débute sa vie en travaillant dans différentes exploitations agricoles de la région jusqu’à ce qu’il ait économisé suffisamment de pesos pour s’acheter un ranch, des terres et un peu de bétail.

Contrairement à ses autres amis Gauchos, Juan n’est pas très attiré par l’alcool et le jeu, qui étaient les principales occupations des hommes de l’époque.
Il préfère, de son coté, perfectionner son talent pour la guitare.

Ses talents de guitariste plurent à Vincenta, la fille d’un notable local, ils tombèrent amoureux et finirent par se marier.

Dans un pays aussi macho que l’Argentine, les jolies femmes attisent les envies, et le Maire de la région, Don Francisco, se serait bien vu, lui aussi, au bras de la charmante Vincenta…
Le Don n’étant pas du genre à abandonner facilement, et il n’eut de cesse de rendre la vie de Moreira insupportable.
Les ennuis commencèrent dès le mariage de Juan et Vincenta, en guise de cadeau de mariage, Francisco leur envoya une amende pour avoir organisé la fête sans son autorisation.

C’est un autre personnage, un marchand de la région nommé Sardetti, qui précipita les ennuis de Moreira.
Moreira avait prêté à Sardetti l’équivalent de 10.000 pesos pour acheter des marchandises.
Comme Sardetti restait sourd à ses demandes de remboursement, Moreira se tourna vers Don Francisco pour que celui-ci force Sardetti à honorer ses dettes.

Comme il était de coutume à l’époque, le prêt avait été conclu sur base de la parole donnée et aucun papier signé n’était là pour étayer les dires de Moreira.
Sardetti démentit les accusations de Moreira et jura ses grands dieux ne jamais avoir reçu un seul peso de sa part.
Don Francisco profita de l’aubaine pour condamner Moreira à 48 heures de prison pour tentative d’escroquerie.

Fou de rage et d’humiliation, Moreira promit à Sardetti un coup de Facon (1) pour chaque peso qu’il lui devait…

La chute.

Comme on pouvait s’en douter, Moreira tenu parole et tua Sardetti lors d’un duel au couteau dans le magasin de celui-ci.
Alors qu’il retournait chez lui, le soir même, Moreira se retrouva face à Don Francisco et quatre de ses soldats l’attendant sur le pas de sa porte pour l’arrêter.
Il tua Don Francisco et deux soldats avant de s’enfuir et de plonger, à jamais, de l’autre côté de la loi.

La réputation de Moreira et son habileté à manier le Facon lui attirèrent de nombreux ennemis, autant parmi les forces de la police que parmi les autres Gauchos qui le provoquaient régulièrement, espérant se couvrir de gloire en battant celui qui était considéré comme le plus dangereux duelliste de son époque.
Tous en furent pour leurs frais…

Pendant cette période Moreira deviendra également le « garde du corps » de plusieurs personnalités politiques, qui lui promirent d’effacer ses ennuis avec la justice en échange de sa protection et des voix qu’un homme aussi populaire pouvait leur ramener (2).
Evidemment, aucun d’entre eux ne tint jamais parole.

En avril 1874, Mariano Acosta, le gouverneur de la province de Buenos Aires, décida de mettre un terme à la carrière de Moreira, dont la popularité commençait à devenir un danger pour le pouvoir en place.
Toute une équipe de la police de Buenos Aires, dirigée par le commandant Bosch, fit donc le chemin jusqu’à la région de Lobos ou se cachait le Gaucho.

Le 30 avril 1874, ils finissent par le localiser dans une pulperia (3) nommée La Estrella.
Acculé, Moreira vendit chèrement sa peau et fut même à deux doigts de s’échapper après avoir tué plusieurs policiers.
Pendant qu’il essayait d’escalader un mur pour s’enfuir, le Sergent Chimino, planqué dans un recoin surgit derrière Moreira et lui enfonça sa baïonnette dans le dos.
Cet acte « courageux » couta à Chimino un œil et 4 doigts, quand Moreira se retourna et lui vida son pistolet dans le visage.
Moreira trouva encore la force de blesser gravement un autre policier avant de succomber à ses blessures.

A la lecture de ces événements, on comprend mieux pourquoi Juan Moreira est devenu un personnage aussi important dans la culture de la classe populaire argentine.
Lui dont la vie semble être l’archétype du traitement injuste réservé aux Gauchos de l’époque, et plus largement, des abus dont sont victimes les pauvres gens de la part des puissants

Quelques années à peine après sa mort, l’écrivain Eduardo Guiterez s’empare de son histoire et en tire un roman qui est diffusé, sous forme de feuilleton, dans les journaux à grands tirages de l’époque.
Sa vie fera aussi l’objet d’une multitude de pantomimes et de pièces de théâtre, dès 1884.

Plusieurs films seront également tirés de son histoire, dont le premier fut tourné en 1913.La dernière adaptation date de 1972, avec l’acteur argentin Rodolfo Bebán dans le rôle titre



Derrière la légende.

Comme pour tous les personnages passés dans la légende, il est difficile de démêler le vrai du faux, le véridique du romancé et de se faire une idée réelle de la véritable personnalité de Juan Moreira.
Cependant, à travers les faits documentés que j’ai pu rassembler, certain traits de caractère apparaissent clairement.

On attribue à Moreira au moins 16 meurtres dont 9 commis à l’aide son Facon.
A cela il faut ajouter les dizaines de combattants qu’il blessa, plus ou moins gravement, lors de « duels d’honneur ».
On peut donc en déduire que Moreira était un combattant exceptionnel, surtout quand on sait que la plupart de ces combat l’opposaient à plusieurs adversaires simultanés.
Cependant, comme nous le savons tous, à un tel niveau l’habileté seule ne peut plus suffire.

Mon impression est qu’au-delà de son habileté et de son courage, Moreira était avant tout un homme pragmatique et surtout aguerri au fait de donner la mort.

Le récit de certains de ses (mé)faits ne laisse d’ailleurs aucun doute quant à sa détermination et à sa férocité dans le combat :

« … Veintinueve puñaladas asestadas en distintas partes del cuerpo del asesinado Córdoba delatan la ferocidad del ataque y del atacante. Ese fue el principio del fin. Allí Juan Moreira comienza su camino desenfrenado de huidas, marginalidad y violencia… » (4)

«… 29 coups de couteau assénés sur différentes parties du corps de (l’assassiné) Cordoba dénoncent la férocité de l’attaque et de l’agresseur. C’était le début de la fin. Là où Juan Moreira commence son chemin effréné de fuites, de marginalité et de violence… »

Cette impression est également confirmée par les caractéristiques de son Facon, toujours conservé au musée Juan Domingo Perón de Lobos, près de Buenos Aires :


La première chose qui m’a intrigué, outre sa taille inhabituellement longue (environ 60 cm), c’est sa garde en forme de « U ».
Traditionnellement, les Facons ne présentent que très rarement une garde, et celle-ci est généralement constituée d’une simple barre métallique formant un « T » avec la poignée.

Il semblerait que Moreira ait fait expressément modifier la garde de son Facon pour que celui-ci soit à même de bloquer plus efficacement les lames de ses adversaires.
D’ailleurs la ressemblance avec ce genre d’armes (dont les fonctions sont similaires) est assez flagrante, et pourtant je doute que ce bon Juan ait eu l’occasion d’échanger des idées avec un Ninja via MSN :


Comme quoi, les bonnes idées ne connaissent pas de frontières, ni dans le temps, ni dans l’espace…

Cette « customisation » montre que nous sommes bien en présence de quelqu’un qui non seulement est habile d’un point de vue physique, mais qui réfléchit aux meilleures options et n’hésite pas à modifier ses « outils » afin de les rendre plus performant.
Une peu comme Jim Bowie modifia son couteau jusqu’à lui donner la forme caractéristique qui porte maintenant son nom.

Les Gauchos du 19° siècle argentin étaient, en bien des points, semblables à leurs homologues Cow-Boys américains.
L’alcool, le jeu, le vol et les bagarres sanglantes qui s’en suivent étaient très fréquentes à l’époque…
De plus, le caractère sud-américain étant ce qu’il est, les « duels d’honneur » étaient également monnaie courante.

D’ailleurs, Charles Darwin, qui visita l’Uruguay et l’Argentine en 1830, fut horrifié par ce penchant, typiquement argentin, pour le duel au couteau :

« The Gauchos, or countrymen, are very superior to those who reside in the towns. The Gaucho is invariably most obliging, polite, and hospitable: I did not meet with even one instance of rudeness or inhospitality. He is modest, both respecting himself and country, but at the same time a spirited, bold fellow. On the other hand, many robberies are committed, and there is much bloodshed: the habit of constantly wearing the knife is the chief cause of the latter. It is lamentable to hear how many lives are lost in trifling quarrels. In fighting, each party tries to mark the face of his adversary by slashing his nose or eyes; as is often attested by deep and horrid-looking scars. » (5)

“Les Gauchos, où "hommes des plaines", sont bien supérieurs aux citadins. Le Gaucho est invariablement plus obligeant, plus poli et plus hospitalier : Je n’ai jamais pu déceler la plus petite marque d’impolitesse ou d’inhospitalité.
Il est modeste, respectueux de lui-même et de la terre, tout en étant vif et audacieux.
D’un autre côté, de nombreux vols sont commis et beaucoup de sang est versé : l’habitude de constamment porter un couteau en est la cause principale.
Il est lamentable d’entendre le nombre de vies perdues dans des disputes insignifiantes.
Dans un combat, chaque partie cherche à marquer le visage de l’adversaire en coupant son nez ou ses yeux, ce fait est souvent attesté par d’horribles et profondes cicatrices »

Par contre, contrairement aux Cow-Boys, les Gauchos de l’époque ne semblaient pas être des fanas d’armes à feu.
Ceci s’explique par la conjonction de différents facteurs :

Tout d’abord les armes à feu, dans les années 1800, de même que les munitions, étaient très chères et très peu disponibles, ce qui limitait l’accès à ce type d’armes pour de pauvres Gauchos

Amérique du Sud oblige, les Gauchos avaient un sens de l’honneur démesuré et le moindre petit manque de respect avait souvent pour conséquence de faire sortir les Facons de leurs étuis.
La plupart du temps, le combat s’arrêtait au « premier sang », le but étant de préserver son honneur et pas forcément de tuer son adversaire (même si, vu la violence des engagements, les morts n’étaient pas rares non plus).
Dans ce cadre, la lame est une arme bien plus intéressante qu’une arme à feu dont les effets sont généralement plus « définitifs ».
De plus, dans l’imaginaire collectif de l’époque, le fait de tirer sur un homme armé d’un couteau était considéré comme un acte déshonorable et comme le signe d’une grande lâcheté.

Ô Tempora, o mores…

Il faut aussi comprendre que beaucoup des combats éclataient dans les pulperias, et dans un environnement confiné comme celui-là, une lame de 30, 40 cm ou plus est une arme extrêmement efficace dans les mains de quelqu’un de déterminé, peut-être même d’avantage que les armes à feu disponibles à l’époque.

Cela dit, il est prouvé que Moreira (du moins sur la fin de sa vie quand il était constamment traqué par la police et l’armée), en homme prévoyant et pragmatique, portait sur lui en permanence deux pistolets mono-coup chargés.
Le Sergent Chimino garda d’ailleurs un cuisant souvenir de ces pistolets.

Autre preuve de l’esprit pragmatique de Moreira : connaissant le manque de fiabilité des armes de l’époque, il prit rapidement l’habitude de tirer au niveau du visage de ses adversaires, là ou la probabilité de faire de gros dégâts est la plus élevée (comme dirait l’autre : « Vision, Respiration, Mobilité » …).


On se rend donc bien compte qu’en analysant les faits, on s’éloigne peu à peu de l’image romantique du héros populaire.
Au lieu de ça, apparait l’image d’un homme inventif, déterminé et surtout terriblement habile dans l’art du combat.
Le « palmarès » de Moreira est d’ailleurs une preuve éloquente de cette terrifiante habilité.


Cependant, au-delà de cette habilité technique et physique, je pense que c’est surtout sa préparation mentale au combat qui lui donnait un énorme avantage :
Les modifications apportées à son Facon, le choix et la façon de porter ses armes ainsi que le fait qu’il dormait le plus souvent dans la Pampa seul avec son chien (une alarme anti-intrusion sur pattes en quelques sortes) et son cheval toujours sellé, … tous ces faits sont autant de preuves de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’esprit « tactique » de Moreira.

Au final, la vie de Moreira est une belle illustration de la fameuse « survival pyramid » de John Lofty Wiseman :


Kit (Equipement)
Skills (Capacités)
Tactics (Tactique)
Mindset (Etat d’esprit)



Peace,

Rico


(1) Du portugais Faca (Couteau) le Facon (littéralement « grand couteau ») est un couteau traditionnel argentin et l’emblème du Gaucho. Traditionnellement la lame d’un Facon mesure entre 30 et 45cm. Quelques beaux exemples ici : http://www.origencrafts.com.ar/plateros.htm
(2) Même si cela peut sembler étonnant cette pratique, consistant à louer les services de hors-la-loi célèbres, est très ancienne et fut pratiquée dans de nombreux pays… le film « Gangs of New-York » aborde d’ailleurs cette thématique.
(3) Les pulperias étaient des établissements regroupant les fonctions de saloon, de magasin, (parfois) d’hotel et (souvent) de bordel où se retrouvaient les gauchos. L’équivalent sud-américain des saloons du Far West.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Alors là, je dis môssieur Rico.

Hat's off.